Face à la forte augmentation des cancers du sein et de la prostate, des personnalités politiques et scientifiques appellent, dans une tribune au « Monde », à prendre en considération les perturbateurs endocriniens dans les diagnostics.
Tribune. « Octobre rose », contre le cancer du sein, et « Movember », mouvement de sensibilisation à celui de la prostate, qui invite chaque année les hommes à se laisser pousser la moustache en novembre, sont des mois dévolus à la sensibilisation au dépistage et à la collecte de fonds pour la recherche. Mais de quelle recherche parle-t-on ? Le lien avec la présence des perturbateurs endocriniens ? Si peu. On évoque la prévention, mais en termes de comportement individuel. Dans les deux cas, la grande absente est bien la santé environnementale. Et pourtant…
En France, le cancer du sein est le cancer le plus fréquent chez la femme, et le plus mortel : en 2018 près de 59 000 cas et 12 000 décès. Le cancer de la prostate est le cancer le plus fréquent chez l’homme : 50 000 cas et 8 000 décès. Une femme et un homme sur huit seront concernés au cours de leur vie. Dans les deux cas, le vieillissement n’explique qu’une partie de l’évolution, d’autant plus que ces cancers touchent un nombre croissant de femmes et d’hommes jeunes. Selon le Centre international de recherche sur le cancer, en termes d’incidence, la France se classe à la 4e place mondiale pour le sein et à la 6e pour la prostate.
Face à cette épidémie, la stratégie actuelle de lutte basée, pour le sein, prioritairement sur le dépistage s’avère insuffisante. Si le dépistage révèle la maladie existante, par principe, il ne s’attaque pas aux causes qui sont multifactorielles. Il y a consensus pour considérer que les causes génétiques du cancer du sein ne représentent que de 5 % à 10 % des cas. L’environnement au sens large est la cause déterminante. Preuve en est que les migrants adoptent les taux du pays d’accueil. Pour le sein, on évoque classiquement alcool, tabac, manque d’activité physique, alimentation déséquilibrée… toutes causes bien réelles, mais, curieusement, les perturbateurs endocriniens restent absents du diagnostic.
Le plan cancer en France n’y fait référence qu’une seule fois, alors que les données scientifiques s’accumulent pour montrer qu’ils sont une cause majeure des cancers hormono-dépendants. Rien que pour le seul bisphénol A (BPA), il existe 22 études de cancérogenèse (sein et prostate) menées sur la souris et le rat. L’exposition à l’âge adulte est en cause, mais aussi avant la puberté et pendant la grossesse.
Près de cinquante ans après son interdiction, le DDT contribue encore à la mortalité féminine
Cela est vérifié chez l’humain. L’Ecole de santé publique de Berkeley (Californie) suit depuis les années 1960 une population de 20 000 femmes pour lesquelles on dispose du dosage sanguin du DDT, pesticide vedette de l’après-guerre, qui a contaminé quasiment toute la population mondiale. Résultat : cinq fois plus de cancers du sein chez les mères si elles ont été exposées avant la puberté. L’étude suit également 9 300 filles exposées pendant la grossesse, chez qui le risque est quatre fois plus élevé pour celles dont les mères étaient les plus contaminées. Près de cinquante ans après son interdiction, le DDT contribue encore à la mortalité féminine.
Les données expérimentales mettent en cause d’autres perturbateurs endocriniens, comme le BPA, des phtalates, des perfluorés, certains pesticides, la dioxine… Dans notre quotidien, ils sont un peu partout : alimentation (pesticides, emballages), cosmétiques (vernis, parfum), produits d’entretien, dans l’eau et dans l’air (meubles, tapis, peinture).
Dans l’organisme des adultes et des enfants
En septembre, l’étude Esteban de Santé publique France a confirmé que ces polluants sont présents dans l’organisme de l’ensemble des adultes et des enfants. Que devons-nous faire ? Nous venons d’horizons différents (politique, scientifique, associatif) et sommes réunis trois décennies après la déclaration de Wingspread – réunion durant laquelle a été définie pour la première fois la notion de perturbateurs endocriniens – pour dire qu’une politique ambitieuse de santé environnementale est nécessaire afin de faire reculer les grandes maladies chroniques. Au premier chef, le cancer du sein et de la prostate.
La stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens, qui a été confirmée en septembre, a pour objectif de réduire l’exposition humaine, mais aussi de l’environnement, à ces perturbateurs endocriniens. Les villes, actrices de la santé, doivent bien sûr montrer l’exemple en mettant la santé environnementale au centre des politiques publiques. A la suite de Paris, Strasbourg, Saint-Jean (Haute-Garonne), environ 200 villes, 3 régions et 3 départements ont signé la charte des villes et territoires sans perturbateurs endocriniens proposée par le Réseau Environnement Santé. Les arrêtés anti-pesticides pris à Paris, à Strasbourg et dans de nombreuses autres villes à la suite du maire de Langouët (Ille-et-Vilaine) vont dans le même sens.
Plus largement, c’est la place de la santé environnementale dans la politique de santé qui doit passer de la marginalité à une position centrale. Aujourd’hui, il faut se doter des outils institutionnels pour protéger nos enfants. Tout l’enjeu du futur plan cancer et du futur plan national santé environnement est de faire l’objet d’un vaste débat sur un sujet qui concerne toutes les citoyennes et tous les citoyens.
« Octobre rose » comme « Movember » doivent devenir les mois de l’engagement contre les cancers hormono-dépendants. Il est urgent de changer de stratégie : continuer à soigner, bien sûr, mais attaquer le problème à la racine, c’est-à-dire à ses causes environnementales. C’est un enjeu pour les générations présentes et pour les générations futures.
- Gérard Bapt, ancien député, adjoint au maire chargé de la santé, Saint-Jean ;
- André Cicolella, chimiste toxicologue, président de Réseau Environnement Santé ;
- Alexandre Feltz, adjoint au maire chargé de la santé, Strasbourg ;
- Ana Soto, professeure à la Tufts University School of Medicine (Massachusetts) ;
- Anne Souyris, adjointe au maire chargé de la santé, Paris.