Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Il est urgent d’agir collectivement contre les causes environnementales du cancer du sein
Le RES diffuse ici la version intégrale de l’appel, publié par le Monde le 20 octobre 2024, des 1055 femmes touchées par un cancer du sein avant 50 ans :
À Mme. Geneviève Darrieussecq, ministre de la Santé et de l’Accès aux soins,
Mme. Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition écologique, de l’Énergie, du Climat et de la Prévention des risques,
Mme. Annie Genevard, ministre de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt,
M. Michel Barnier, Premier ministre,
M. Emmanuel Macron, président de la République,
Je m’appelle Fanny Arnaud. En 2020, j’ai été touchée par un cancer du sein invasif diagnostiqué pendant ma grossesse. J’avais 36 ans, aucun antécédent familial et je ne me reconnaissais pas dans les facteurs de risque invoqués dans les campagnes de prévention (tabac, alcool, surpoids, sédentarité). D’après l’Institut National du Cancer[1], ces facteurs seraient à l’origine d’un tiers des cancers du sein « évitables » chaque année en France. Alors pourquoi moi ? Comment expliquer les cancers qui se développent sans cause apparente ?
Je m’appelle Sandra Bogojevic. J’avais 24 ans lors du diagnostic de mon premier cancer du sein. Naturellement à cet âge, sans antécédent et avec une bonne hygiène de vie, la question pourquoi moi ? s’est rapidement posée, d’autant plus lorsque ce cancer a récidivé il y a deux ans.
Je m’appelle Justine Rojas. Mon cancer du sein déclaré à 26 ans a une origine génétique. J’ai intégré l’association Jeune & Rose pour trouver du soutien auprès de jeunes femmes qui vivent la même chose que moi. J’anime des ateliers de prévention dans les lycées et je me sens utile, pour autant, que répondre lorsque les adolescent.es nous demandent : Si je n’ai pas de mutation génétique, je ne bois pas, ne fume pas et fais du sport, je n’aurai pas de cancer c’est sûr ?
Nous sommes 1055 femmes à avoir été touchées par un cancer du sein avant 50 ans, à un âge où il n’est pas « normal » de tomber malade. Nous souhaitons dépasser le discours encore très individualisant en matière de prévention et nous appelons à regarder le problème au niveau environnemental.
Le cancer du sein n’est pas une jolie maladie rose[2]. C’estune maladie mortelle qui ne se préoccupe pas de l’âge. Près de 66 800 françaises ont été diagnostiquées en 2022, pour 15 000 décès dont 1100 femmes de moins de 50 ans[3].15 000 décès en un an, ce sont 41 par jour… Qui en parle dans les médias ? Qui montre les survivantes, ces femmes dont le quotidien derrière le ruban rose rime avec séquelles physiques et psychologiques des traitements, peurs de la récidive, infertilité, projets abandonnés, divorces ? Nous parlons au nom de toutes ces femmes qu’on ne montre pas.
La France est devenue championne du monde des cancers du sein. Le taux d’incidence (tous âges confondus) est de 105,4 cas pour 100 000 habitants en France en 2022, contre 95,9 cas aux États-Unis ou 87,0 cas en Italie[4]. Le nombre de nouveaux cas de cancers du sein a plus que doublé dans notre pays depuis les années 1990, tout comme l’ensemble des cancers, à vrai dire[1]. Cette explosion ne peut pas être uniquement expliquée par les facteurs individuels, le vieillissement de la population et un meilleur dépistage, car typiquement pour le cancer du sein, les moins de 50 ans ne sont pas ciblées par le dépistage organisé, or de plus en plus de jeunes femmes sont touchées. Alors pourquoi nous ?
Les preuves scientifiques s’accumulent en faveur de liens entre l’exposition à des polluants présents dans l’environnement et la survenue des cancers[5]. Sont incriminés ou suspectés dans le développement et l’agressivité des cancers du sein, les pesticides[6], la pollution de l’air[7] ou encore les composants du plastique[8]. Des substances ont un effet transgénérationnel : il a été prouvé que l’exposition des femmes au DDT (un pesticide massivement utilisé après-guerre) augmentait le risque de cancer du sein de la génération suivante [6]. Or, les substances chimiques issues de nos sociétés hyper industrialisées se comptent en centaines de milliers, et seule une petite partie a fait l’objet d’une évaluation approfondie de leur toxicité. Les lobbys industriels exercent une influence forte sur la production de connaissances quant à la nocivité des substances qu’ils produisent[9].
La société paie un lourd tribut de cette inaction publique. En premier lieu les patientes : la survenue d’un cancer impacte souvent toutes les sphères de la vie, particulièrement chez les jeunes femmes confrontées à des problématiques spécifiques (enfants en bas âge, travail et cancer, grossesse…). Notre système de santé n’est pas en reste : la prise en charge des cancers a coûté 22,5 milliards d’euros à l’assurance maladie en 2021[10]. Chiffre vertigineux, n’est-ce pas ? Et surtout un message à retenir : sur le temps long, ce sont les services publics et donc les contribuables qui devront porter la charge du coût sanitaire dû à un manque de régulation des causes environnementales des cancers en amont.
Le CIRC estime qu’en 2050, l’incidence des cancers aura augmenté de 77 % dans le monde, faisant peser une très lourde charge sur des services de santé déjà saturés (ou inexistants). Si rien n’est fait, la France comptera 75 000 nouveaux cas de cancers du sein et plus de 20 000 décès par an[11].
Nous refusons la fatalité. Le cancer du sein peut reculer, à condition de bien en identifier les causes et de mettre en œuvre des politiques publiques en cohérence avec les faits scientifiques. Il nous semble primordial d’opérer des choix d’aménagement et d’urbanisme plus favorables à la santé, et de renforcer la législation française et européenne sur les produits chimiques. Il est nécessaire d’intégrer à la campagne Octobre Rose des actions de sensibilisation sur les dangers des polluants, en particulier pour les femmes enceintes et les enfants en bas âge, car l’exposition à des substances cancérogènes peut avoir des effets délétères des années plus tard.
Face à la progression constante des cancers du sein, nous appelons à lutter contre la production de doute et d’ignorance qui entourent la dissémination des perturbateurs endocriniens et autres substances toxiques dans notre environnement. Nous appelons à donner plus de moyens à la recherche afin de mieux cibler les facteurs de risque et pouvoir porter un discours de prévention complet et transparent. La santé environnementale doit devenir une priorité de santé publique, pour enfin faire baisser le nombre de cancers. Nous refusons que nos enfants subissent la même épreuve que nous.
Lien vers la liste complète des signataires : https://sites.google.com/view/appeldesfemmes/accueil
[1] Panorama des cancers en France, édition 2023, Institut National du Cancer, 21 p.
[2] M. Négré-Desurmont, 2022. « Octobre rose » ou la non-politique du sein. Terrestres.
[3] Données du Centre International de Recherche sur le Cancer, Global Cancer Observatory : Absolute numbers, Incidence, Females, age [0-85+], in 2022, France (metropolitan) + French Guyana + French Polynesia + France, Guadeloupe + France, Martinique + France, La Réunion : https://gco.iarc.who.int/today/en/dataviz/bars?types=0&mode=cancer&group_populations=1&key=total&sexes=2&populations=250_254_258_312_474_638
[4] Données du Centre International de Recherche sur le Cancer, Global Cancer Observatory : Age-Standardized Rate (World) per 100 000, Incidence, Females, in 2022, Breast, age [0-85+] : https://gco.iarc.fr/today/en/dataviz/maps-heatmap?mode=population&sexes=2&cancers=20
[5] F. Arnaud, E. Béréziat, A. Cicolella, X. Coumoul, M. Courtier, D. Etienne, M. Koual, N. Mathieu, G. Naudet, F. Thauvin, F. Trouillard, 2024. Cancer et causes environnementales : Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? Terrestres.
[6] Expertise collective INSERM Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données 2021. Éditions EDP.
[7] Étude XENAIR du département Prévention Cancer Environnement du Centre Léon Bérard, 2022.
[8] Travaux de Véronique Maguer-Satta, directrice de recherche au Centre Léon Bérard, prix Ruban Rose Avenir 2021.
[9] S. Boudia, E. Henry, 2022. Politiques de l’ignorance. Presses Universitaires de France, 108 p.
[10] Cour des comptes, 2024. Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale. Mai 2024, 455 p.
[11] Données du Centre International de Recherche sur le Cancer, Global Cancer Observatory : Estimated number of deaths from 2022 to 2050, Females, age [0-85+], Breast, France (metropolitan) : https://gco.iarc.fr/tomorrow/en/dataviz/isotype?cancers=20&single_unit=500&populations=250&types=1&years=2050&sexes=2
Auteures :
Fanny Arnaud, ingénieure de recherche en géographie au CNRS, Lyon.
Sandra Bogojevic, association Jeune & Rose.
Mélanie Courtier, co-fondatrice de l’association Jeune & Rose.
Virgilia Hess, journaliste et présentatrice météo et climat.
Nelly Mathieu, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Clermont-Ferrand.
Marie Négré-Desurmont, journaliste ethnologue indépendante.
Justine Rojas, community manager de l’association Jeune & Rose.
Fanny Thauvin, membre du comité de veille scientifique et sociale de l’association Jeune & Rose, Lorient.