André CICOLELLA-TOXIQUE PLANETE. Le scandale invisible des maladies chroniques – Editions du Seuil Octobre 2013
Aujourd’hui, 2 décès sur 3 dans le monde sont le fait des maladies chroniques (maladies cardio-vasculaires ou respiratoires, cancers, diabète…). En France, ces maladies progressent 4 à 5 fois plus vite que le changement démographique. Le cancer touche 1 homme sur 2 et 2 femmes sur 5. Les coûts générés font imploser les systèmes de santé.
Face à cette catastrophe sanitaire, il est temps de réagir. Les maladies chroniques ne sont ni un simple effet du vieillissement ni une fatalité : notre environnement moderne est en cause. Des milliers de molécules chimiques l’ont contaminé mais aussi la malbouffe, la sédentarité, la pollution urbaine, le travail précaire et stressant et les inégalités au Nord comme au Sud.
La découverte des « perturbateurs endocriniens », la mise en évidence d’une transmission de cet héritage toxique aux générations futures révolutionnent la pensée scientifique et réclament de nouvelles politiques de santé à l’échelle mondiale. Au-delà d’un constat fondé sur les références scientifiques les plus solides, André Cicolella livre des clés pour l’avenir : oui, les maladies chroniques peuvent reculer, à condition de repenser notre façon de vivre, de consommer et de travailler !
EXTRAIT : Les maladies infectieuses sont aussi des maladies environnementales
Choisir entre la peste ou le choléra ?
La question aujourd’hui encore résume le choix impossible entre les pires des solutions, signe que perdure encore dans nos sociétés le souvenir de ces grandes épidémies infectieuses qui les ont décimées autrefois. La peste noire de l’an 1348 tua de 30 à 50 % de la population européenne. La dernière épidémie de peste en France eut lieu à Marseille en 1720, qui y perdit la moitié de ses 100 000 habitants. Aujourd’hui, la peste n’est plus ce qu’elle était, mais elle a été encore responsable de 4 060 décès entre 1987 et 2009, principalement dans des pays pauvres comme Madagascar.
Le choléra, la Grande Faucheuse du XIXe siècle
La première page du numéro du dimanche 1er décembre 1912 du journal L’Illustration était presque entièrement occupée par un dessin représentant l’allégorie de la mort, la Grande Faucheuse, moissonnant un champ de cadavres. La dernière flambée de choléra en 1911 venait d’être enrayée à Marseille, mais le souvenir des 100 000 morts en France en 1832, dont 20 000 morts à Paris sur une population de 600 000, était encore présent. Le choléra a disparu en France (2 décès entre 1973 et 2005), mais au niveau mondial il a encore fait 58 000 décès en 2010, dans des pays comme la Sierra Leone ou Haïti, c’est- à- dire des pays pauvres, en guerre ou touchés par des catastrophes naturelles. Il est remarquable de noter que, comme au XIXe siècle, on ne dispose encore aujourd’hui d’aucun vaccin. Cela n’a pas empêché de maîtriser cette épidémie dès le XIXe siècle dans les pays développés par une action portant sur l’environnement, c’est- à- dire principalement l’eau et l’habitat.
Le médecin français Louis René Villermé avait montré que le choléra était aussi une maladie de la pauvreté et du mal- logement. L’histoire a retenu aussi l’action exemplaire de John Snow, ce médecin anglais qui, en 1854, observa que les cas de choléra ne se répartissaient pas de façon uniforme dans la ville de Londres. Un nombre plus important était regroupé autour de la pompe de Broad Street, d’où sa conviction que l’eau était le vecteur de la maladie. À l’époque, le vibrion cholérique n’avait pas encore été identifié. Il ne le sera que trente ans plus tard par Robert Koch et l’on pensait alors que la transmission se faisait par les airs. Snow allait donc à contre-courant des idées dominantes. Néanmoins, il prit sur lui de mettre hors d’état de fonctionner cette pompe et l’épidémie retomba. On sait maintenant que cette pompe prélevait l’eau en aval des rejets d’égouts, contrairement aux autres pompes qui alimentaient Londres.
Le souvenir de la Dame aux camélias
Autre Grande Faucheuse du XIXe siècle, la tuberculose, maladie phare de la période romantique symbolisée par l’héroïne d’Alexandre Dumas. Pourtant, le taux de mortalité avait commencé à diminuer de façon régulière dès cette époque, bien avant l’identification du bacille de Koch en 1882 et encore plus avant le développement dans les années 1950 des antibiotiques et de la vaccination BCG.
La maladie est toujours une cause majeure de mortalité dans le monde avec 1,2 million de décès en 2010, bien que ce nombre ait diminué de 38 % en vingt ans (taux standardisé mondial). Les zones les plus touchées sont l’Asie du Sud (Inde et Chine) et l’Afrique subsaharienne, en raison notamment de la co- infection avec le VIH (12 à 13 % des cas au niveau mondial). En France, elle a touché 5 187 personnes en 2010, principalement SDF, migrants… c’est- à- dire qu’elle est toujours, comme au XIXe siècle, une maladie du mal- logement et de la pauvreté.
Une évolution inquiétante concerne le développement des tuberculoses multirésistantes aux antibiotiques (5 % de l’ensemble des cas incidents). On voit sur cet exemple la nécessité d’avoir une vision globale de la lutte contre la maladie, car ce qui est en cause ici est l’utilisation abusive d’antibiotiques dans l’élevage industriel, mais aussi dans la lutte contre les infections banales.
La fausse protection de la barrière des espèces
Une autre maladie des temps de guerre et d’après- guerre, la grippe dite « espagnole » tua plus de monde que la guerre elle- même dans les pays européens. La grippe a connu un regain d’actualité en 1968, faisant plusieurs millions de morts, sans que cela émeuve l’opinion, comme l’a fait la grippe H1N1 en 2009, dont l’impact fut pourtant nettement moindre. L’inquiétude justifiée au départ par rapport à cette grippe vient du fait que le virus H1N1 était une recombinaison de virus humain, porcin et aviaire. Une souche peut donc évoluer et passer à cette occasion à des degrés de virulence plus élevés. Cela devrait donc conduire à s’interroger sur les lieux où une telle évolution peut se produire. La piste mexicaine, un moment évoquée quant à l’origine de l’épidémie dans un élevage industriel, a été écartée, mais il n’en reste pas moins vrai que la question se pose quant au rôle de ces élevages industriels, les CAFO (Concentrated Animal Feeding Operations). Pour produire la viande à bon marché que demande l’industrie agroalimentaire, ces usines sont des élevages confinés où le passage peut se faire d’une espèce à l’autre.
Ces lieux de contamination « modernes » ne doivent pas cependant faire oublier les lieux « anciens » que sont les élevages artisanaux asiatiques, d’où sont parties régulièrement les nouvelles maladies infectieuses, comme le SRAS.
Dans les deux cas, l’accélération des transports, caractéristique de la mondialisation, fait que la maladie circule rapidement dans le monde. La meilleure façon de lutter contre la recombinaison d’un virus, dont la virulence pourrait générer une épidémie beaucoup plus dangereuse que les précédentes, passe incontestablement par une action en amont sur les modes d’élevage.
Les Grandes Faucheuses d’aujourd’hui
Elles sont moins connues, mais elles tuent beaucoup plus. Ce sont les diarrhées et les infections des voies respiratoires inférieures dont la principale est la pneumonie, responsables en 2010 respectivement de 1,4 et 2,8 millions de décès, dont principalement les enfants en bas âge. Le nombre de décès a diminué considérablement en vingt ans, respectivement de 49 % et 34 % (taux standardisé mondial). Rien de très moderne dans ces maladies. Certes bactéries, virus et parasites sont bien en cause, mais ce sont aussi et surtout des maladies environnementales. La nourriture est une cause majeure de diarrhées si elle n’est pas préparée ou conservée dans des conditions d’hygiène satisfaisantes.
Quant à la pneumonie, selon l’OMS, certains facteurs de risque exposent aussi davantage les enfants comme la pollution de l’air ambiant due à l’utilisation de la biomasse pour les feux de cuisine ou le chauffage (bois ou bouses), le fait d’habiter dans des logements surpeuplés ou le tabagisme des parents.
Dans les deux cas, ces affections sont aussi la conséquence d’un système immunitaire affaibli par la malnutrition ou la sous-alimentation, notamment pour les nourrissons qui ne sont pas allaités exclusivement au sein. Il n’en reste pas moins vrai que l’amélioration en deux décennies a été considérable dont l’origine est à trouver dans l’amélioration de l’accès à l’eau potable et aux installations sanitaires comme on l’a vu au chapitre 1.
Le sida, un nouveau paradigme de la maladie infectieuse
Une démonstration de la capacité du vivant à évoluer et à prendre en défaut l’espèce humaine a été l’épidémie de sida, devenu en quelques années la 4e cause de mortalité au niveau mondial et la 1re pour les maladies infectieuses. Le sida représente aussi une affaire emblématique dans la mesure où la mobilisation contre la maladie ne s’est pas déroulée selon les normes habituelles du modèle biomédical. En effet, la société civile n’a pas attendu la mise au point d’un vaccin ou d’un traitement pour agir. Elle s’est mobilisée avec succès pour développer la prévention. Cette action a été décisive pour arrêter la progression avant même la mise au point des moyens de traitement et elle a été tout aussi décisive pour les obtenir.
Aujourd’hui, le sida est devenu dans les pays développés une maladie chronique. Les décès liés au sida en France étaient au nombre de 327 en 2011, soit un par jour, à comparer aux 450 cas de décès par cancer. La situation est évidemment beaucoup plus grave dans les pays du Sud. Cependant, la prise de conscience mondiale, largement sous l’effet de la mobilisation de l’opinion publique, a débouché sur des engagements.
L’objectif n° 6 du Millénaire adopté par les Nations unies en 2000 appelait le monde à stopper et à inverser l’épidémie de VIH d’ici à 2015132. Le pic de l’épidémie était atteint en 1997 avec 3,2 millions de personnes nouvellement infectées par le VIH. En 2009, ce nombre était estimé à 2,6 millions. Le nombre de décès annuels liés au sida diminue régulièrement à travers le monde, d’un pic de 2,1 millions en 2004 à un chiffre estimé à 1,8 million en 2009. Ces résultats sont à la fois la conséquence d’une meilleure prévention, dont l’adoption de comportements sexuels plus sûrs, et d’un accès élargi aux traitements.
L’objectif n° 6 comprenait aussi la réduction des deux autres grandes maladies infectieuses, paludisme et tuberculose. En 2010, on estime à 216 millions les épisodes de paludisme dont environ 81 % en Afrique. Depuis 2000, le taux de mortalité dû au paludisme a diminué de 25 % et jusqu’à 50 % dans 43 des 99 pays concernés. Pour la tuberculose, en 2011, 8,8 millions de personnes étaient nouvellement diagnostiquées dont 1,1 million étaient aussi porteuses du VIH. Le taux de mortalité est aujourd’hui la moitié de celui de 1990. Entre 1995 et 2010, un total cumulé de 46 millions de personnes atteintes de la tuberculose ont été traités avec succès.
Certes, l’épidémie est loin d’être jugulée et il aurait été possible d’avancer plus rapidement, notamment en effectuant d’autres choix que celui d’axer principalement l’action sur le curatif, pour le grand bénéfice de l’industrie pharmaceutique, plutôt que sur le préventif134. Certes cette stratégie a été inspirée par des motifs plus géopolitiques que purement altruistes, mais le résultat est que l’épidémie régresse. Là est la leçon de l’épidémie de sida : lorsqu’il y a volonté politique et mobilisation de la société civile, les résultats peuvent être au rendez- vous.