LA BDSP BRULE ET NOUS REGARDONS AILLEURS
Tout le monde connait le dicton d’Amadou Hampâté Bâ à la tribune de l’Unesco au début des années soixante : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Et quand une bibliothèque brûle…?
Imaginons une grande bibliothèque dématérialisée, alimentée par des institutions et des associations, œuvrant dans le champ de la santé publique, en passe d’être sacrifiée sur le bûcher économique… Il s’agit bien ici de la Banque de données en santé publique, la BDSP, et de sa fin annoncée. En effet, à la fin de l’année 2018, l’École des hautes études en santé publique qui hébergeait ce réseau documentaire va être contrainte de s’en désengager faute de financement. En l’absence de modèle économique et de volonté politique de la soutenir, la BDSP est ainsi condamnée à disparaître, à très court terme.
La fin de la BDSP ne marquerait pas seulement la disparition d’un réservoir documentaire unique en santé publique. Ce serait bien plus que cela.
- Faire disparaître la BDSP, c’est faire disparaître un réseau documentaire d’une quarantaine de producteurs qui, depuis des années, ont appris à travailler ensemble en développant, alimentant et diffusant des services d’information dans le domaine de la santé publique. Petites associations ou grands organismes, ces contributeurs repèrent, indexent et rendent accessibles des connaissances en santé publique, protéiformes, que ce soit au niveau du type de documents (synthèses de la littérature, recommandations, référentiels de bonnes pratiques, rapport d’études, articles, ouvrages), ou au niveau des thématiques traitées.
- Faire disparaitre la BDSP, c’est faire disparaitre un symbole de la collaboration intersectorielle, interinstitutionnelle dans le champ de la santé publique. Les espaces de réflexion commune pour la construction d’un outil pertinent et d’une démarche cohérente sont-ils si nombreux que l’on puisse sans dommage mettre fin à celui-là ?
- Faire disparaître la BDSP, c’est envoyer un message paradoxal à tous les acteurs du champ de la santé publique. À l’heure où le projet stratégique 2017-2019 de la Direction générale de la santé, la Stratégie nationale de santé 2018-2022, les projets régionaux de santé des Agences régionales de santé, affichent dans leurs orientations l’objectif d’améliorer la disponibilité des connaissances issues de la recherche, de l’évaluation des pratiques, des résultats des interventions ou des programmes, pour appuyer les décisions et le développement de la production, de la diffusion et de l’utilisation des connaissances, soutenir la BDSP et trouver des solutions pérennes pour maintenir son offre documentaire devraient être des impératifs. Pour s’appuyer sur des données, encore faut-il que celles-ci soient disponibles et accessibles.
- Faire disparaitre la BDSP, c’est écarter tout un pan de la connaissance et de l’expérience. C’est enfouir sous d’innombrables sédiments, la mobilisation de données probantes en santé publique, entendue comme « le processus consistant à extraire et à disséminer les meilleures données disponibles issues de la recherche, de la pratique et de l’expérience, ainsi qu’à utiliser ces données pour éclairer et améliorer la pratique et les politiques en santé publique »1. La BDSP est ce lieu virtuel, unique et conséquent où se côtoient ces trois catégories de données, pointant les savoirs contextuels, scientifiques ou expérientiels. Les deux premiers sont relativement faciles à repérer sur internet, contrairement aux données expérientielles qui, au mieux, ont fait l’objet d’une publication dans une revue professionnelle. La BDSP est aussi un magnifique repaire de littérature grise, c’est-à- dire tous les documents écrits qui n’entrent pas dans le circuit de l’édition, et qui ont alors peu de chances de dépasser le cercle des lecteurs auxquels ils sont initialement destinés, alors qu’ils contiennent une information factuelle précieuse.
- Faire disparaître la BDSP, c’est de fait établir une hiérarchie entre les différentes formes de production de connaissances. C’est explicitement privilégier la publication scientifique référencée dans des bases de données ad hoc (Medline, Embase, Science direct…). C’est recentrer l’accès aux données sur les Universités et ceux qui ont accès à leurs bibliothèques. C’est ignorer la nécessaire coexistence des savoirs et leur complémentarité. C’est aussi rompre la promesse d’édifier des ponts entre les données probantes, les données prometteuses, la transférabilité des actions, la littératie en santé, le partage et le courtage de connaissances, la capitalisation de l’expérience, la recherche interventionnelle… Autant de pratiques louées pour soutenir l’efficience des actions de santé publique.
- Faire disparaître la BDSP, c’est laisser mourir un langage (documentaire) commun, faute d’entretien et de mise à jour ; nous parlons ici du thesaurus BDSP, qui regroupe près de 8000 descripteurs répartis en 57 sous-domaines, et du glossaire en santé publique. Ces deux outils permettent aux professionnels de mieux cerner la définition d’un concept et contribuent à la mise en place d’une culture commune ou d’un parler commun au sein d’un groupe de travail ou autour de la mise en œuvre d’un projet. Plus spécifiquement, le thesaurus, liste normalisée et structurée de termes (descripteurs ou mots-clés) jalonne l’environnement sémantique d’un concept. Les termes sont reliés entre eux par des relations sémantiques, génériques et associatives. Combinés entre eux, ils servent à décrire un document (indexation) et à formuler une question pour interroger une base de données2. Ils ont donc aussi une dimension pédagogique et facilitatrice essentielle.
- Faire disparaître la BDSP, c’est donner raison à ceux qui pensent « que le numérique et l’accès à des moteurs de recherche permettraient de se passer d’une expertise documentaire ». La BDSP, parce qu’elle est un réseau de professionnels de la documentation, permet la mutualisation de tout un travail spécialisé de traitement de l’information, qui va de la sélection de l’information à sa mise à disposition3. Du cousu main qu’aucun algorithme d’intelligence artificielle ne pourra jamais égaler !
Enfin, faire disparaître la BDSP, c’est AVANT TOUT supprimer un outil précieux et indispensable dont l’utilité sociale n’est plus à démontrer. Riche de 524 867 documents référencés dont 98 050 sont accessibles en texte intégral, rassemblés dans une même base, la BDSP est une ressource indispensable aux professionnels de terrain, mais aussi aux étudiants (notamment ceux qui effectuent leur « service sanitaire »…). La BDSP, c’est 3000 visites quotidiennes et 400 000 visiteurs originaires de plus de 10 pays en 2017. 4
Qui n’a jamais consulté les offres d’emploi mises en ligne ? Qui n’a jamais fouillé dans la base de colloques ou dans la base des appels à projet ? Qui n’a jamais profité de ces ressources électroniques pour saisir la tendance de ce qui se passe en région ou pour alimenter une newsletter ? Qui n’a jamais débuté une recherche documentaire par la BDSP ?
Quand une bibliothèque brûle, c’est tout un pan de connaissances, de pratiques, de collaboration et d’accessibilité qui s’écroule. La disparition de la BDSP marquerait la fin de toute une activité d’identification, de sélection et d’organisation de connaissances indispensables. Elle priverait les professionnels d’un accès facile, organisé, pertinent et gratuit à la connaissance dans un contexte où toutes les institutions ne cessent de recommander l’application et la diffusion de données de référence en santé publique. Elle priverait les professionnels d’un réseau documentaire efficace et expert.
La BDSP constitue le premier niveau d’accès à la connaissance pour de nombreux acteurs. Où vont-ils aller ? Par qui vont-ils être accompagnés ?
La fin de la BDSP dit bien plus que la disparition de milliers de références. Elle dit le choix de privilégier un accès élitiste à la connaissance, elle dit la déconsidération de l’expertise documentaire, elle dit le désintérêt pour la connaissance issue de l’expérience, pour ceux qui la produisent et pour ceux qui l’utilisent.
Est-il encore temps de regarder la réalité en face ?
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1 Centres de collaboration nationale en santé publique. Qu’est-ce que la santé publique fondée sur des données probantes ? [Page internet]. Montréal : Centres de collaboration nationale en santé publique, 2011. En ligne : http://www.nccmt.ca/fr/au-sujet-du-ccnmo/eiph
2 Il existe trois thesaurii importants en santé publique : celui de la Banque de données en santé publique
(http://www.bdsp.ehesp.fr/), le thesaurus en éducation pour la santé édité par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé issu du thésaurus BDSP (http://inpes.santepubliquefrance.fr/CFESBases/catalogue/pdf/882.pdf) et le Medical Subject Headings (MeSH) de la base de données Medline (la version francophone est accessible avec l’URL http://mesh.inserm.fr/FrenchMesh/).
3 Veille éditoriale et stratégique, partage d’une information valide, fiable et pertinente, accès aux données probantes permettant le benchmarking et la transférabilité des interventions scientifiquement validées, constitution de bases de connaissances structurées…
4 Données issues du rapport d’activités 2017 de la BDSP