(Texte tiré du livre « L’homme en voie de disparition »)
En juillet 1991, des scientifiques dont Theo Colborn et Pete Myers se réunirent pour la première fois afin d’échanger leurs inquiétudes sur les effets des produits chimiques agissant sur les hormones. Il était important de réunir tous ces chercheurs de disciplines si différentes. Dans l’espoir que leur rencontre ait des effets durables, ils tombèrent d’accord sur la déclaration qui suit. Nous l’avons incluse dans ce livre car c’est à la fois un résumé de la question, et un point de départ pour les scientifiques, les décideurs et les particuliers, indiquant les directions que devraient prendre la recherche et les politiques publiques. La liste des signataires de cet appel est reproduite à la fin. Cela ne signifie pas que ces personnes, les auteurs mis à part, approuvent tous les arguments et toutes les conclusions présentés dans ce livre.
Altérations du développement sexuel induites par les produits chimiques : le sort commun des animaux et des hommes
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Énoncé du problème
De nombreux composés libérés dans l’environnement par les activités humaines sont capables de dérégler le système endocrinien des animaux, y compris l’homme. Les conséquences de tels dérèglements peuvent être graves, en raison du rôle de premier plan que les hormones jouent dans le développement de l’organisme. Face à la contamination croissante et omniprésente de notre environnement par des composés susceptibles de produire de tels effets, un groupe de spécialistes de toutes disciplines s’est réuni à Wingspread (Wisconsin, États-Unis), du 26 au 28 juillet 1991, afin de faire le point sur les connaissances à ce sujet. Les participants provenaient de diverses disciplines : anthropologie, écologie, endocrinologie comparée, histopathologie, immunologie, mammalogie, médecine, psychiatrie, psychoneuroendocrinologie, physiologie de la reproduction, toxicologie, gestion de la faune, biologie des tumeurs, zoologie et droit.
Les objectifs de cette rencontre étaient :
- De mettre en commun les découvertes de chacun et d’évaluer l’ampleur du problème ;
- De tirer des conclusions fiables des données existantes ;
- De proposer un programme de recherches afin de dissiper les incertitudes qui subsistent.
Déclaration commune
La déclaration suivante est le fruit d’un consensus entre les participants.
1. Nous savons avec certitude que :
• Un grand nombre de produits chimiques de synthèse libérés dans la nature, ainsi que quelques composés naturels, sont capables de dérégler le système endocrinien des animaux, y compris l’homme. Il s’agit notamment des composés organochlorés, qui, du fait de leur persistance, s’accumulent dans les chaînes alimentaires. Ceux-ci comprennent certains pesticides (fongicides, herbicides et insecticides) et produits chimiques, ainsi que d’autres produits synthétiques et certains métaux [1] .
• De nombreuses populations d’animaux sauvages sont d’ores et déjà affectées par ces composés. Les effets incluent le mauvais fonctionnement de la thyroïde chez les oiseaux et les poissons ; une baisse de fertilité chez les oiseaux, les poissons, les coquillages et les mammifères ; une diminution des éclosions chez les oiseaux, les poissons et les tortues ; des malformations grossières à la naissance chez les oiseaux, les poissons et les tortues ; des anomalies du métabolisme chez les oiseaux, les poissons et les mammifères; la féminisation des mâles chez les poissons, les oiseaux et les mammifères ; des anomalies de comportement chez les oiseaux : la masculinisation des femelles chez les poissons et les oiseaux ; des déficits immunitaires chez les oiseaux et les mammifères.
• Les effets varient selon les espèces et les composés. Toutefois, on peut faire quatre remarques : a. les composés concernés peuvent avoir des effets très différents sur l’embryon et sur l’adulte; b. les effets se manifestent surtout sur la génération suivante, et non chez les parents exposés ; c. la période d’exposition au cours du développement de l’organisme est cruciale, déterminant l’ampleur et la nature des effets ; d. la période d’exposition la plus critique correspond à la vie embryonnaire, mais les effets peuvent ne pas se manifester avant l’âge adulte.
• Les études en laboratoire confirment les développements sexuels anormaux observés dans la nature et permettent de comprendre les mécanismes biologiques mis en jeu.
• Les humains sont également affectés par ces composés. Le distilbène, un médicament de synthèse, et beaucoup de composés cités en note ont des effets oestrogéniques. Les femmes dont les mères ont ingéré du distilbène sont particulièrement touchées par le cancer du vagin, par diverses malformations de l’appareil reproducteur, par des grossesses anormales et des modifications de la réponse immunitaire. Les hommes et les femmes exposés pendant leur vie prénatale présentent des anomalies congénitales de l’appareil reproducteur et une baisse de fertilité. Les effets observés chez les victimes du distilbène sont semblables à ce que l’on observe chez les animaux contaminés, dans la nature et en laboratoire. Cela suggère que les humains partagent les mêmes risques.
2. Nous estimons extrêmement probable que :
• Certaines anomalies du développement constatées aujourd’hui chez les humains concernent des enfants adultes de personnes ayant été exposées à des perturbateurs hormonaux présents dans notre environnement. Les concentrations de plusieurs perturbateurs des hormones sexuelles mesurées dans la population américaine actuelle correspondent aux doses qui provoquent des effets chez les animaux sauvages.
• À moins que la contamination de l’environnement par les perturbateurs hormonaux soit rapidement contrôlée et réduite, des dysfonctionnements généralisés à l’échelle de la population sont possibles. Les dangers potentiels, tant pour les animaux que pour l’homme, sont nombreux, en raison de la probabilité d’une exposition répétée ou constante à de nombreux produits chimiques connus pour dérégler le système endocrinien.
• En approfondissant la question, de nombreux parallèles nouveaux devraient surgir entre les études portant sur la faune sauvage, celles effectuées en laboratoire et celles concernant l’homme.
3. Les modèles actuels prévoient que :
• Les mécanismes d’action de ces composés sont variables, mais d’une manière générale : a. ils imitent les hormones naturelles en se liant à leurs récepteurs ; b. ils inhibent les hormones en les empêchant de se lier à leurs récepteurs ; c. ils réagissent directement ou indirectement avec les hormones elles-mêmes, d. soit en perturbant leur synthèse, e. soit en modifiant le nombre de récepteurs dans les organes.
• Les hormones mâles et femelles peuvent altérer le développement cérébral, qu’elles soient exogènes (source externe) ou endogènes (source interne).
• Toute perturbation du système endocrinien d’un organisme en formation peut altérer son développement : ces effets sont habituellement irréversibles. Ainsi, de nombreux caractères liés au sexe sont déterminés par les hormones pendant une courte période de temps au début du développement et peuvent alors être influencés par de faibles variations de l’équilibre hormonal. Les faits suggèrent que ces effets sont alors irréversibles.
• Les effets constatés sur la reproduction des animaux sauvages devraient préoccuper les humains qui exploitent les mêmes sources de nourriture, le poisson contaminé par exemple. Le poisson est une source majeure de contamination chez les oiseaux. Les mécanismes de dérèglement hormonal par les organochlorés chez les oiseaux sont les mieux connus à ce jour. Ils nous aident à comprendre comment l’homme pourrait partager le sort des animaux, car le développement du système endocrinien des oiseaux est très semblable à celui des mammifères.
4. Nos prévisions comportent de nombreuses incertitudes parce que :
• La nature et l’ampleur des effets sur l’homme sont mal connus. Nous possédons peu d’informations sur la contamination des humains, en particulier sur les concentrations de polluants chez l’embryon. Cela est dû au manque d’effets réellement mesurables et d’études portant sur plusieurs générations et simulant la contamination ambiante.
• Alors que nous possédons de nombreuses données sur la diminution de l’aptitude des animaux à se reproduire, les données sur les modifications du comportement sont moins étayées. Mais les faits sont suffisamment pressants pour que l’on cherche à combler rapidement ces lacunes.
• Le pouvoir de nombreux composés oestrogéniques, comparé à celui des oestrogènes naturels, est inconnu. Ce point est important, car les concentrations sanguines en certains composés dépassent celles des oestrogènes du corps.
5. Nous estimons que :
• Les tests de toxicité devraient être élargis pour prendre en compte une éventuelle activité hormonale.
• Il existe déjà des méthodes pour analyser les effets oestrogéniques ou androgéniques des composés à effet hormonal direct. La réglementation devrait étendre ces analyses à tous les nouveaux composés ou produits secondaires. Si les tests sont positifs, des effets fonctionnels devraient être recherchés au moyen d’études sur plusieurs générations, et ne pas porter seulement sur les malformations congénitales. Ces procédures devraient s’appliquer aussi aux produits persistants libérés dans le passé.
• Il est urgent de donner la priorité aux effets reproducteurs ou fonctionnels lorsque l’on évalue les risques pour la santé. La recherche d’effets cancérogènes ne suffit pas.
• Il est nécessaire de réaliser un inventaire complet des composés chimiques lorsqu’ils sont mis en vente et libérés dans l’environnement. Ces informations doivent être plus facilement accessibles. Elles nous permettront de réduire la contamination. Plutôt qu’établir des normes de pollution séparées pour l’air, l’eau et le sol, il est nécessaire d’envisager les écosystèmes dans leur ensemble.
• L’interdiction de la production et de l’emploi des produits chimiques persistants n’a pas résolu le problème de la contamination. De nouvelles approches sont nécessaires pour réduire celle-ci et pour empêcher de nouvelles contaminations par des produits nouveaux aux caractéristiques similaires.
• L’impact sur les animaux sauvages et les animaux de laboratoire est si profond et si insidieux qu’il est nécessaire de lancer un vaste programme de recherche sur l’homme.
• Il faut remédier au manque d’information des communautés scientifiques et médicales concernant les perturbateurs hormonaux dans l’environnement, leurs effets fonctionnels et la notion d’exposition se transmettant d’une génération à l’autre. Les déficits fonctionnels ne se manifestant pas à la naissance et parfois pas avant l’âge adulte, ils passent souvent inaperçus des médecins, des parents et des organismes de contrôle, et la cause n’est jamais identifiée.
6. Pour améliorer notre aptitude à prévoir :
• II faut entreprendre des recherches fondamentales supplémentaires sur le développement des organes sensibles aux hormones. Par exemple, nous devons connaître la quantité d’une hormone donnée requise pour provoquer une réponse normale. Nous avons besoin de marqueurs biologiques du développement normal pour chaque espèce, chaque organe et chaque étape du développement. Avec ces renseignements, nous pourrons déterminer les concentrations qui provoquent des altérations pathologiques.
• Des collaborations interdisciplinaires sont nécessaires pour établir des modèles animaux, dans la nature ou en laboratoire, afin d’extrapoler les risques encourus par les humains,
• Il faut sélectionner une espèce « sentinelle » à chaque niveau de la chaîne alimentaire, espèce qui nous permettra d’étudier les déficits fonctionnels. Cela nous permettra également de mieux comprendre la circulation des contaminants dans les écosystèmes.
• Des phénomènes mesurables (marqueurs biologiques) dus à l’exposition à des perturbateurs hormonaux doivent être trouvés, aux niveaux de la molécule, de la cellule, de l’organisme et de la population. Les marqueurs moléculaires et cellulaires sont très importants pour une prise en compte précoce du dérèglement. II est important de déterminer les concentrations normales d’isoenzymes et d’hormones.
• Pour évaluer l’exposition des mammifères. il est nécessaire de connaître les concentrations de produits chimiques dans l’organisme et dans l’ovule fécondé, afin d’extrapoler la dose de ces produits chez l’embryon, le fœtus, le nouveau-né et l’adulte. Il faut également évaluer le danger en répétant en laboratoire les faits observés dans la nature. À la suite de cela, il faudra déterminer en laboratoire les effets de doses différentes. Ces doses seront ensuite comparées à la contamination mesurée dans les populations sauvages.
• Il faut entreprendre de nouvelles études de terrain, afin d’expliquer l’afflux annuel dans des régions polluées d’espèces migratrices dont les populations semblent stables, malgré la vulnérabilité relative de leurs petits.
• Pour de nombreuses raisons, il faudrait réétudier les victimes du distilbène. D’abord, l’emploi du distilbène correspond à une époque où l’on relâchait de grandes quantités de produits chimiques, en l’absence de toute norme légale. Les résultats des études sur le distilbène ont donc peut-être été influencés par la contamination générale par d’autres perturbateurs endocriniens. Deuxièmement, l’exposition à une hormone pendant la vie fœtale peut augmenter la sensibilité de l’organisme à cette hormone plus tard dans la vie. De ce fait, les premières victimes du distilbène atteignent seulement l’âge où divers cancers pourraient commencer à se manifester, en conséquence d’une exposition ultérieure à des substances oestrogéniques (cancers du vagin, de l’endomètre, du sein et de la prostate). Il est important d’établir un seuil de risque. Même les doses les plus faibles connues ont produit des cancers du vagin. Le distilbène pourrait fournir le modèle le plus extrême pour rechercher les effets de substances oestrogéniques moins puissantes. Ainsi. les marqueurs biologiques déterminés chez les victimes de cet oestrogène synthétique permettront d’étudier les effets résultant de la contamination ambiante.
• Les effets des perturbateurs endocriniens sur l’homme, qui vit plus longtemps que la plupart des animaux, sont peut-être plus difficiles à percevoir. C’est pourquoi nous avons besoin de méthodes de dépistage précoce, afin de déterminer si l’aptitude reproductrice de l’homme est en train de décliner. Ce dépistage précoce est aussi important pour l’individu que pour la population, car la stérilité est un problème inquiétant qui a des impacts psychologiques et économiques. Il existe maintenant des méthodes de détermination des taux de fertilité chez l’homme. Il faudrait élaborer de nouvelles méthodes impliquant la mesure de l’activité enzymatique du foie, le comptage des spermatozoïdes, l’analyse des anomalies de développement et l’examen des lésions histopathologiques. Ces analyses devraient être complétées par des marqueurs biologiques plus nombreux et plus fiables du développement social et comportemental de l’individu, par les antécédents familiaux des patients et de leurs enfants, et par l’analyse chimique des tissus et produits liés à la reproduction, notamment le lait.
Dr Howard A. Bern
Professeur émérite de biologie et endocrinologue
Département de biologie et Laboratoire de recherche sur le cancer
Université de Californie. Berkeley,
États-Unis
Dr Phyllis Blair
Professeur d’immunologie
Département de biologie moléculaire et cellulaire
Université de Californie, Berkeley,
États-Unis
Sophie Brasseur
Biologiste marine
Département d’écologie des estuaires Institut de recherche pour la gestion de la nature
Texel, Pays-Bas
Dr Theo Colborn
Senior Fellow
Fonds mondial pour la nature (W WF) et Fondation W. Alton Jones
Washington, États-Unis
Dr Gerald R. Cunha
Biologiste du développement
Département d’anatomie
Université de Californie. San Francisco,
Etats-Unis
Dr William Davis
Écologue
Agence américaine de protection de l’environnement
Laboratoire de recherche de l’environnement
Ile de Sabine, Floride, États-Unis
Dr Klaus D. Döhler
Directeur de recherche
Développement et production Pharma Bissendorf Peptide SA
Hanovre, Allemagne
Glen Fox
Évaluateur des contaminants
Centre national de recherche sur la faune sauvage
Environnement Canada Québec,
Canada
Dr Michael Fry
Faculté de recherche
Département d’ornithologie
Université de Californie, Davis,
États¬Unis
Dr Earl Gray [2]
Directeur du département de toxicologie du développement et de la reproduction
Branche de toxicologie de la reproduction
Division de biologie du développement
[1] Les produits chimiques connus pour leurs effets sur le système endocrinien comprennent : le DDT et ses produits de dégradation, le DHEP ou di-2-éthyl-hexyl-phtalate, le HCB (hexachlorobenzène), le dicofol, le chlordécone, le lindane et autres hexachlorocyclohexanes, le méthoxychlore, l’octachlorostyrène, les pyréthroïdes de synthèse, des herbicides (triazines), des fongicides (carbamates, triazoles), certains PCB, le 2.3,7,8 TCDD et autres dioxines, le 2,3,7,8 TCDF et autres furanes, le cadmium, le plomb, le mercure, la tributyltine et autres composés de la même famille les alkylphénols (détergents non biodégradables et anti-oxydants présents dans les polystyrènes modifiés et les PVC), les produits à base de styrène, les aliments à base de soja et des produits pour animaux de laboratoire et animaux domestiques. [2] Bien que les recherches décrites ici aient été financées par l’Agence américaine de protection de l’environnement, elles ne reflètent pas nécessairement ses vues et n’ont pas valeur d’approbation officielle. De même, la mention de certaines entreprises ne signifie pas leur approbation et ne constitue pas une publicité.